Résumé : les enquêtes spécialisées, ainsi que l’expérience des professionnels de la santé psychologique, montrent que les adultes LGBT sont particulièrement nombreux à avoir subi des faits de harcèlement scolaire dans l’enfance. Tandis que les conséquences de ces actes sur le bien-être et la santé psychologique des enfants et adolescents sont incontestables, on observe aussi qu’ils ont souvent un impact important sur tout ou partie de la vie adulte. Cependant, cet impact est souvent banalisé par l’entourage et la société et, ce faisant, également par une partie des victimes devenues adultes. Des actions d’information, mais aussi d’accompagnement psychologique, y compris à l’âge adulte si nécessaire, devraient être plus largement diffusées et proposées.
Un phénomène massif
Le suicide du jeune Lucas1, médiatisé à juste titre, a sans doute contribué à faire prendre conscience à une partie du grand public que le harcèlement scolaire à l’égard des jeunes LGBT est un phénomène aux conséquences très graves. Il est moins évident que l’on ait bien conscience de la très grande fréquence de ces actes. Et pourtant, au-delà de ces échos médiatiques qui sont – par nature – ponctuels, on sait que les jeunes LGBT sont confrontés au harcèlement de façon étendue.
Ainsi, à ce jour, si l’on estime que 10% de l’ensemble des élèves ont subi ce type de faits à un moment ou un autre de leur vie scolaire, cette proportion parmi les jeunes LGBT est incomparablement plus élevée : sa fréquence varie de 23% à 70% d’entre eux selon diverses études2.
En tant que psychologue en libéral, je remarque que l’immense majorité des consultants LGBT évoque, à un moment ou à un autre de leur accompagnement, un vécu significatif de harcèlement scolaire. Conformément aux études sur ce sujet, au moins les deux tiers ont le souvenir d’une période de vie scolaire durant laquelle ils ont connu une suite d’agressions, exercées par un ou plusieurs individus en raison de leur orientation sexuelle supposée. Ce type de faits peut comprendre des moqueries ou des insultes, du rejet social, des questions intrusives sur la sexualité, la diffusion de rumeurs malveillantes, des menaces d’agressions, par exemple. Dans certains cas, ce harcèlement est prolongé plus brutalement, sous la forme de violences physiques et parfois sexuelles, d’atteintes aux biens, d’incitation au suicide. De nos jours, malheureusement, on peut largement observer que le harcèlement sur les réseaux sociaux s’y ajoute, avec un effet particulièrement nocif sur la santé psychologique.
Un impact depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte
Les conséquences du harcèlement sont à la fois nombreuses et bien connues par les professionnels de la santé : il s’agit essentiellement (mais pas uniquement) d’atteintes – parfois profondes – de l’estime de soi. Dans le détail, on peut relever ainsi des difficultés telles que de l’anxiété, notamment de l’anxiété sociale et la peur du rejet en particulier, mais aussi des symptômes post-traumatiques, des symptômes dépressifs, des troubles alimentaires et des addictions, des idées suicidaires voire, dans certains cas, des passages à l’acte suicidaires.
A ce sujet, la durée du harcèlement est une dimension importante du phénomène qui devrait nous permettre de mieux comprendre cette nocivité : on a pu ainsi recenser que près d’un tiers des jeunes LGBT avait subi du harcèlement pendant plus d’un an, et que plus de la moitié d’entre eux avait vécu plusieurs de ces périodes de harcèlement dans leur parcours de vie. Ainsi, certains patients évoquent des épisodes à la fois à l’école primaire et au collège, mais aussi au Lycée, voire dans les études supérieures.
En parallèle, il faut observer que les conséquences des harcèlements ne se limitent pas à la période de l’enfance ou de l’adolescence. Un nombre significatif de victimes devenues adultes présentent des difficultés qui peuvent, pour une part, être rattachées au vécu de harcèlement : la méfiance exacerbée et la crainte du rejet, la recherche forcenée de validation par les autres et/ou certaines formes de dépendance affective, une exigence sévère vis-à-vis de soi-même, la perturbation de l’image de soi et des sentiments envahissants d’inadéquation, la tendance à invalider ses propres émotions ou un malaise vis-à-vis de son orientation sexuelle et/ou son identité de genre en sont des exemples notables. Dans certains cas, des évènements actuels de la vie adulte (des tensions, un conflit, une discrimination, une agression …) vont réactiver certaines de ces souffrances antérieures. Ces conséquences peuvent donc impacter les personnes dans toutes les sphères de la vie personnelle, sociale et professionnelle, parfois plusieurs décennies après les faits.
Une minimisation courante
Les facteurs sociaux du harcèlement sont assez largement connus, et amènent à minimiser sa gravité : les préjugés homophobes et des stéréotypes de genre véhiculés par une partie de la société ou par des groupes, les réflexes grégaires des enfants et adolescents face à qui apparaîtrait « différent » (en particulier, aux âges auxquels la socialisation intègre plus nettement les identités de genre), le manque de vigilance et d’intervention de la part des adultes face à ces phénomènes y contribuent.
En parallèle, le manque de soutien perçu, mais aussi le besoin de s’intégrer et la peur de l’exclusion que ressentent les victimes amènent souvent celles-ci à minimiser l’impact de leur vécu sur elles-mêmes. A l’âge adulte, le besoin d’avancer et de construire sa vie d’adulte peut contribuer également à poursuivre cette minimisation.
Aussi, mon expérience en consultation de psychologie montre que les récits de harcèlement sont souvent teintés de minimisation et/ou de pudeur, du moins dans les premiers temps : « Le collège ? C’était une période pas très facile … ». Le mot de « harcèlement » n’est généralement pas facilement prononcé. Par ailleurs, il n’est pas rare que les victimes devenues adultes n’identifient pas le lien qui existe entre certaines de leurs difficultés actuelles (des troubles de l’estime de soi, par exemple) et leur vécu de harcèlement dans l’enfance. Ce travail se fait souvent progressivement, avec le soutien des professionnels de l’aide psychologique. L’intérêt de ce regard est de permettre aux victimes devenues adultes de prendre du recul vis-à-vis de schémas émotionnels invalidants, tels que le sentiment persistant d’être « défectueux » ou « inadapté », notamment, et de permettre un fonctionnement social, émotionnel et relationnel plus épanouissant. Dans certains cas, des symptômes post-traumatiques anciens doivent être pris en charge spécifiquement pour diminuer les difficultés présentes dans la vie des personnes et certaines thérapies (thérapies cognitives et comportementales, EMDR) ont démontré leur efficacité à sujet.
Une question de santé publique
Tandis que les personnes LGBT sont bien plus concernées par des troubles et souffrances psychologiques3 que le reste de la population, les éléments précédents devraient nous amener collectivement à développer davantage et de façon continue des actions pour leur protection et leur soutien vis-à-vis du harcèlement. Le premier axe incontournable concerne évidemment le renforcement de toutes les actions d’information et de lutte contre le harcèlement scolaire en général, et du harcèlement LGBTphobe en particulier en milieu scolaire, afin de limiter au maximum la perpétuation du phénomène. Toutefois, il apparaîtrait également souhaitable d’accroître la communication sur la grande fréquence du harcèlement à l’encontre des jeunes LGBT (la prise de conscience à ce sujet paraît partielle) et les conséquences très importantes de ces phénomènes, car cela permettrait de mobiliser davantage pour la lutte contre ceux-ci, mais aussi d’inciter les victimes à recourir à un soutien adapté. Enfin, il est essentiel de favoriser davantage l’accès à un accompagnement psychologique spécialisé et adapté pour les victimes, y compris à l’âge adulte, dispensé par des professionnels familiarisés avec ce type de vécu.
1 Lucas, 13 ans, s’est suicidé le 7 janvier 2023. 4 jeunes ont été reconnus coupables de son harcèlement le 5 juin 2023.
2 Ces taux varient en fonction des méthodologies et définitions retenues. Voir : Ministère de l’Education Nationale, 2021 ; Sos Homophobie, 2020 ; Institut Canadien sur la condition des Femmes, 2017 ; Stonewall, 2018 ; Hirsfeld-Eddy, 2018.
3 Voir par exemple l’INPES, 2010.
Vincent CAUX, Psychologue Clinicien.
www.emdr-tcc-paris.fr